Maria Stamenković Herranz
Journal


Jour 1

Première pensée.
Si nos mères ont enduré ce qu'elles ont dû traverser pour survivre, cela ne peut pas être difficile.
Aujourd'hui, j'ai découvert qu'il serait peut-être possible de construire le labyrinthe, mais que je dois être très précise et en même temps très douce, car un mauvais mouvement, et le mur pourrait tomber.
Ma pleine présence dans le travail exige une concentration et une endurance intense.
J'ai remarqué qu'il m'a fallu au moins une heure pour que mes mains deviennent mes yeux.
Ensuite, j'ai travaillé de manière fonctionnelle,
J'ai fait confiance au matériau,
J'aimais l'odeur,
J'étais douce et sévère à la fois, ancrée dans la réalité de chaque instant.
Je suis devenue plus forte avec tous les sens restants et j'ai compris,
où laisser les bouteilles en verre,
combien de briques à la fois je devais arroser,
combien de temps je devais rester immobile pour unir chaque brique,
combien de temps il faut pour que la brique crue sèche,
et puis,
j'ai trouvé un décompte mathématique qui a ancrée une routine dans l'espace.

Pour commencer, j'ai arrosé 5 briques, en dessous et au-dessus.
Avec la fourchette qui pendait à mon cou,
J'ai frotté la surface de chaque brique.
J'ai attendu 10 secondes.
Ensuite, je les ai collées ensemble jusqu'à ce qu'elles deviennent immobiles.
J'avais 10 secondes avec chaque brique pour m'assurer qu'elles étaient bien placées, c’était juste assez de temps pour qu'elles ne sèchent pas.
C'est devenu ma routine pendant des heures.
J'ai réalisé dès le début que cela pouvait fonctionner.
Parfois, je me reposais, mais à peine puisque j'ai réussi à poser
150 briques aujourd'hui, et j'en ai besoin de plus.
Il faut que je place 219 briques par jour pour que je disparaisse complètement le 24e jour.
À un moment donné, je suis entrée dans une fome d'inconscience pendant quelques secondes.

J'ai ensuite commencé à graver dans les briques :
Gentle Blood 1.1
J'ai besoin de faire pipi 1.2


Jour 2

Aujourd'hui, en touchant par surprise la dernière brique, j'ai compris que j'avais bouclé le premier grand cercle. Des larmes de joie ont jailli.
Plus tard, un enfant m'a chanté une chanson.
Encore plus de larmes.
Des souvenirs d'enfance ont déferlé en moi.
Je me suis rendu compte que je basculais vers l'autre face de la médaille.
J'ai remarqué que mon œil, sous le bandeau de soie que je porte, avait était humide toute la journée.
J'ai entendu passer un bateau sur le Bosphore, mes larmes se sont arrêtées.
Pour la première fois, j'ai pris conscience d’à quel point j’étais vivante.

J'ai gravé dans les briques :
Je suis vivante 2.1
Pardonne 2.2


Jour 3

Beaucoup de dames portent des talons hauts pointus, je les entends marcher en ma direction, avec vigueur et curiosité.
Dès qu'elles se rapprochent, je sens qu'un sentiment de surprise les amène à me regarder pendant moins de dix secondes.
Elles ne restent généralement pas longtemps.
Elles se dirigent vers l'espace suivant, pour voir l'autre artiste.
Je me demande toujours, puisque j'entends les mêmes talons marcher dans le couloir en ma direction, qu'est-ce qu'elles peuvent avoir en commun étant donné qu'elles ne restent jamais longtemps ?
Les heures passants, je passe beaucoup de temps à réfléchir et à expérimenter la  notion de temps elle-même.
Le temps semble être le composant le plus important.
Plus le temps devient du temps,
plus j'ai l'impression qu’un amour grandit en moi.
Le feu est ma nature.
Et pourtant, l'immobilité permet à ce feu de s'enraciner.

Je ne me sens pas seule.
Je suis très heureuse d'être seule.
Personne ne me manque.
En fait, je suis très heureuse ici.
Mais je suis surprise de la manière dont les visiteurs viennent à moi.
Parfois, leur façon d'approcher attire mon attention.
Généralement, de manière douce, par la façon dont elles marchent, chuchotent ou parlent à leurs compagnons.
Mon amour grandit.
Cet échange me nourrit.
Il me fait avoir confiance en des étrangers.
Cela me rend optimiste.

Je suis également attirée par leurs parfums ou les parfums qu'elles portent,
car mon odorat s'intensifie progressivement chaque jour.
Aujourd'hui, j'ai senti comme si Armani, Bodyshop, Gucci, Dior, Body-shave étaient dans le musée.
J'ai remarqué les odeurs qui me plaisaient, qui laissaient mon imagination s'emballer.
J'ai commencé à imaginer à quoi elles pourraient ressembler, comment elles vivent, à quoi ressemble leur mobilier, de quelle couleur sont leurs vêtements, qui elles aiment et comment elles se représentent.
La joie de cette nouvelle expérience grandit, même si mes muscles deviennent de plus en plus durs.


Jour 4

J'ai osé marcher aujourd'hui.
Quel moment !
Mon corps tout entier est devenu un ensemble d'yeux.
Je commence à distinguer l'est de l'ouest grâce à mon ouïe.
Ma présence corporelle est en train de changer.
Maintenant, j'arrose 10 briques à chaque fois.
L'instant fugace de calme que j'ai après la dixième brique,
est un moment de repos où de nombreuses réflexions profondes surgissent.
Je dois encore garder mes mains en contact avec les briques pour m'assurer qu'elles ne sèchent pas.
Mais je pousse la pensée plus loin, hors de ma tête et dans la brique, comme si je consignais mes pensées dans un livre.
J'ai l'impression que ces briques, que je commence à aimer tendrement, deviennent les pierres de mes pensées portant mes secrets les plus intimes.
À un moment donné, j'ai frissonné, j'ai eu l'impression de voyager, de suivre un chemin à l'intérieur de mon mandala.

J'ai gravé dans les briques :
Père, je te pardonne 4.1
Tak 4.2


Jour 5

Même si mon corps commence à souffrir de manière significative, chaque jour qui passe me fait, à nouveau, me sentir de plus en plus comme une enfant.
D'une manière ou d'une autre, je redécouvre l'existence sensorielle complète de notre corps.
Je pressens qu'il pourrait exister une matrice de paysages sonores qui servent de repères que l'on peut suivre sans la vue.
J'ai peur de le dire, mais mes yeux ne me manquent pas autant que je le pensais.
Étranges sont les idées que l'on se fait de soi-même.
Lorsqu'on fait effectivement ce que l'on dit, on découvre que l'on est en réalité bien différent de ce que l'on croyait.
C'est pourquoi je crois fermement qu’il faut mettre « le mot à l'action, l'action au mot », sinon
je vivrai une vie contraire à celle que je suis.
D'un autre côté, je suis complètement fascinée par la manière dont notre ouïe et notre odorat fonctionnent.
Aujourd'hui, d'une manière ou d'une autre, j'ai pu distinguer quand les collègues du musée venaient me rendre visite, soit je les reconnaissais à leur odeur, soit à leur manière de marcher, ou d'approcher.
Ils confirmaient chaque fois par un oui, qu'ils étaient effectivement à l'endroit où je me pensais qu'ils étaient.
Mon corps s'adoucit et se réjouit des choses les plus simples.


Jour 6

“- Vous, un voyageur ! Par ma foi, vous avez grande raison d’être triste : je crains bien que vous n’ayez vendu vos terres, pour voir celles des autres : alors, avoir beaucoup vu, et n’avoir rien, c’est avoir les yeux riches et les mains pauvres.”
William Shakespeare, Comme il vous plaira, Acte 4, Scène 1

Aujourd'hui, dernier jour de la semaine, ça a été très intense.
Depuis que je travaille avec mon corps, le haut de mon dos courbé chaque jour pendant des heures, j'ai eu une révélation.
Mes deux grands-mères, Dorotea et Zagorka ; toutes deux paysannes, l'une est morte avec un dos courbé et l'autre en 1946 de la tuberculose, laissant mon père orphelin, elles ont parlé à travers moi.
Leurs vies laborieuses et leurs esprits m'ont guidée tout au long de la journée et ont donné une direction pour les jours à venir.
Je devais faire cela pour elles. Leurs vies et leurs voix, qui n'ont jamais été entendues, sont maintenant gravées dans le labyrinthe.
J'ai compris, comme jamais auparavant, le sang de ma lignée féminine.
J'ai acquis une force énorme et un nouveau sens à ma conscience.


Jour 7

Il est bon aussi d'aimer ; car l'amour est difficile. L'amour d'un être humain pour un autre, c'est peut-être l'épreuve la plus difficile pour chacun de nous, c'est le plus haut témoignage de nous-même ; l'œuvre suprême dont toutes les autres ne sont que les préparations. Je veux être seule ou de ceux qui connaissent des choses secrètes.”
Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète

Il y a de la mémoire dans le corps.
Elle est vraiment forte, viscérale et certaine.
Chaque fois que je me repose, ou que je m'assois d'une certaine manière en travaillant,
la mémoire de mon corps est activée,
et elle ramène une situation,
une personne,
un caractère,
un souvenir
du passé
redevient présence
et entre
dans la construction
de ce labyrinthe.
C'est comme si je purifiais tout ce qui était enfoui profondément en moi, et tout remonte à la surface.


Jour 8

Travailleurs.
Travailleurs.
Travailleurs.
Ma main droite est enflée.
Ma main gauche est complètement jaune.
Une nouvelle prise de conscience se produit.
Je ne cesse de répéter :
Aime ton corps
Aime ton esprit
Aime ton cœur
Aime ton âme
Sois apaisée maintenant.
Je me tourne vers Pina Bausch et Bruce Lee pour leur connaissances.


Jour 9

Alors que je devais travailler avec ma main gauche et mes quatre doigts droits, un événement puissant a eu lieu ; le besoin pour la main droite de s'exprimer.
J'ai commencé à émettre des sons.
C'était si bon d'utiliser ma voix.
J'ai réalisé à quel point elle m'avait manqué.
Tout à coup, elle a surgi, parcourant mon corps, et alors j'ai pleuré, pleuré et récité ses mots, énumérant ses fleurs préférées.
Ophélie, elle a dit que c'était son nom.


Jour 10

Aujourd'hui, j'ai posé 215 briques.
Je m'améliore pour travailler plus rapidement et ma précision me permet d’avoir des repos plus réparateurs.
D'une certaine manière, j'ai l'impression d'être en chemin vers chez moi.
Même si mes genoux me font mal, ainsi que mes mains et mes épaules, je ne peux m'empêcher de continuer à travailler.
Quelque chose me tire en avant.
J’ai la même sensation depuis le début.
Je pense et ressens beaucoup de choses sur l'amour.
À propos de la pomme.
La manière dont nous vivons au travers des histoires.
Le danger et la beauté qui y sont associés.
Comment la mortalité, le présent, sont les seules vérités que je perçois comme possible.
Je m'énerve, je m'attriste, je pleure un peu, puis je suis émue par une odeur, un murmure d'enfant ou la curiosité de quelqu'un.
Deux dames britanniques, dans la cinquantaine, ont eu toute une conversation, au-dessus de ma tête, sur ce qu'elles trouvaient intéressant dans ma performance.
J'ai failli les inviter à prendre une tasse de thé.


Jour 11

"La caverne où tu redoutes d'entrer renferme le trésor que tu cherches."
Joseph Campbell

Mon enfant intérieur, dès le début, tenait ma main et disait :
Je te ramène là-dedans pour que tu puisses récupérer ce que tu n'as pas été capable de voir
ou de connaître
alors
comment.
Maintenant
que tu es devenue une femme adulte
tu le reprendras
avec toi,
Je lâcherai alors ta main
parce que tu n'auras plus besoin de moi.
Ce que tu rassembleras
me rendra
nous rendra
libre.
Tu peux marcher maintenant...
Et c'est ce que j'ai fait.
À la fin de la journée, je travaillais debout.


Jour 12

Chers visiteurs,
Je vous ressens
Je vous entends
Et par-dessus tout, je vous sens.
Et c'est grâce à cela que je sais que vous êtes nombreux,
debout en silence,
et vos yeux
sont maintenant mes yeux.
Votre énergie est maintenant mon carburant.
Chaque mouvement de vous compte, chaque souffle de vous est la vie qui me traverse.
Même si je suis seule, vous êtes l'énergie qui me donne le mouvement.
Je suis à mi-chemin du voyage.
Je me répéte que je ne dois pas y penser.
Maintenant, je dois prendre soin de mon corps comme jamais auparavant.
Les visiteurs qui sont avec moi ont une importance énorme.
Leur énergie est à présent essentielle.


Jour 13

"Il y a la perfection dans tout ce qui ne peut être possédé."
Anaïs Nin, Delta of Venus

Aujourd'hui, j'ai commencé à me déplacer à l'intérieur du Labyrinthe de la Perception.
J'ai utilisé une conscience accrue tout en étant physiquement aussi douce que possible.
À la fin de la journée, mon corps ne me faisait plus autant souffrir.
Une nouvelle radiation intérieure a commencé à émerger.
Telle une torche, la force cachée au plus profond de moi s’est allumée.
Ma féminité s'est adoucie.
Une nouvelle femme est née.
J'ai demandé à Umut, l'architecte du musée, ce qui allait se passer avec la pièce une fois que je l'aurais terminée.
J'ai à peine réussi à inspirer.
J'ai alors décidé comment je la terminerais.
En avant.


Jour 14

"Il y a infiniment plus à l'intérieur que ce que des paroles expriment."
Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski, L'Adolescent

Aujourd'hui, j'ai enlevé mon sens de l'ouïe en utilisant des bouchons d'oreilles de natation.
Mon imagination s'est déchaînée.
Chaque brique est devenue quelqu'un ou quelque chose.
Un mot
Un texte
Une chanson
Une émotion
Un lieu sans temps
Un lieu d'amis imaginaires
Un lieu d'adieux.
J'ai enterré tous mes proches,
tout ce que j'ai jamais aimé,
tout ce que j'ai jamais été.
Le livre de ma vie commence avec une nouvelle page blanche.


Jour 15

"Si j'avais quelque chose qui ressemble à un chez-moi, je serais rentré chez moi. Car tout voyage, en particulier à travers l'Espagne, exige un certain équilibre intérieur, mais le monde pénètre en moi à chaque instant, jusque dans mon sang, et il y a de l'étrangeté tout autour de moi, une étrangeté qui dépasse toute mesure."
Rainer Maria Rilke

Aujourd'hui, j'ai compris que si mon corps a principalement été le support de mes œuvres, comme ma voix, mon visage, ma danse, maintenant que le Labyrinthe grandit, je deviens de plus en plus anonyme.
J'ai découvert que bien souvent, je ressens une énorme joie à l'idée de me cacher en dessous et de disparaître.
Je ressens désormais tellement intensément la curiosité ainsi que l'énergie des gens, que cela peut devenir écrasant.
Le fait de ne pas voir ouvre une autre porte.
Celle d’une relation particulière envers la pureté de l'être.
Mais maintenant que le Labyrinthe grandit, il devient l'entité de l'œuvre.
Cela a toujours été le but, et maintenant j’en suis que la médiatrice.
D'une manière ou d'une autre, je me sens plus heureuse que jamais en tant qu'artiste.
Je me sens vraiment libre.


Jour 16

"Le poème, la chanson, l'image, ne sont que de l'eau puisée dans le puits du peuple, et elle devrait leur être rendue dans une coupe de beauté pour qu'ils puissent boire - et en buvant, se comprendre eux-mêmes."
Federico García Lorca

De vieilles peurs sont arrivées
De vieilles peurs sont parties
Ensuite, j'ai chanté une chanson célébrant le passage de la vie.
Ô, ces briques renferment les secrets de la poussière de mon âme.
Le chant est mon compagnon dans le nouveau monde où j'ai pénétré.


Jour 17

J'ai pensé, étrange, c'est samedi, pourtant je n'ai pas l'impression que de nombreux visiteurs sont venus.
Peut-être à cause de la pluie ?
À la fin de la journée, je me sentais épuisée et très fatiguée.
J'ai ensuite découvert que plus de 900 personnes sont venues.
Un frisson silencieux a parcouru ma colonne vertébrale.
Je suis devenue très silencieuse.
J'ai alors réalisé que mon mur se construit.
Les murs, mes amis.


Jour 18

NOUS sommes de l'énergie.
Nous SOMMES de l'énergie.
Nous sommes DE L'ÉNERGIE.

"Ce qui importe, c'est précisément ceci : le non-dit à la lisière du dit."
Virginia Woolf

Mon nom a été chuchoté sept fois par un garçon qui est resté avec moi pendant trois heures.
C'était une rencontre de deux âmes.
Très étrange.
Je ne pouvais pas lui répondre.
D'une manière ou d'une autre, il semblait que ma langue avait été coupée.
Mais c'était parce que je reconnaissais d'une certaine manière la fréquence de sa voix.
C'était familier.
Cela me semblait très sûr.
Protecteur.
J'ai regardé à l'intérieur du Labyrinthe pour trouver un petit morceau de brique.
J'ai commencé à le sculpter.
C'était la première brique que j'ai sculptée et donnée, c'était pour Lenny.
Il disait : "Je te vois."
Puissent les découvertes de larmes de joie être plus fréquentes, car ce sont de petits pas vers un cœur joyeux.


Jour 19

"…Je ne pouvais vivre dans aucun des mondes qui m'étaient offerts - le monde de mes parents, le monde de la guerre, le monde de la politique. Je devais créer mon propre monde, comme un climat, un pays, une atmosphère dans laquelle je pouvais respirer, régner et me recréer quand la vie me détruisait. C'est, je crois, la raison de chaque œuvre d'art."
Anaïs Nin

Nous commençons tous quelque part.
Alors que je vis une vie de taupe pendant la journée, je me rappelle que ceux qui tracent leur propre chemin auront toujours des vents puissants contre eux.
Parfois, et assez souvent, lorsque j'ai ces vents contre moi, j'apprends à lâcher prise et à simplement naviguer avec eux.
Je pense que la nature réserve toujours des surprises même après un naufrage.
Je le sais, ma maison est en mer.
Je vous laisserai la terre.


Jour 20

Confiance
Le temps passe, les émotions montent,
les gens le savent
Je le sais
une renaissance pourrait être nécessaire.
Pour les chuchoteurs qui viennent chaque jour, votre vie m'est maintenant étrangère.
Et vos odeurs sont les fruits de mon imagination quotidienne.


Jour 21

Aujourd'hui, j'ai franchi un seuil.
Après une longue journée sans m'arrêter, j'ai pris un repos.
J'étais proche de la sortie du labyrinthe.
Je me suis assise dos au mur, j'ai penché la tête en arrière et j'ai laissé échapper un profond soupir.
Soudain, mon corps physique a relâché.
Puis ma vision est devenue complètement noire.
Très rapidement,
J'ai vu un crâne noir se déplacer entre mes deux yeux.
J'ai eu instantanément peur puis j'ai commencé à respirer profondément, espérant que ce que je venais de voir disparaisse.
Et c'est ce qui s'est produit, en quelque sorte, comme si une image perdait sa mise au point.

J'ai fait une pause pendant quelques secondes et j'ai pensé :
S'il est apparu, c'est pour une raison, fais-lui confiance, ton corps est ton guide.
Si tu as peur de lui et que tu ne t'y aventures pas, il te suivra toute ta vie, et ensuite quoi ?
Va à sa rencontre et vois,
tu es en sécurité ici,
tu n'es pas seule.
Affronte ce que tu es vraiment.
Et il est réapparu.
Mon troisième œil est passé entre ses yeux en mouvement.

Ensuite, ma vision est devenue une énergie statique.
J'ai vu :
un grand champ avec de nombreux petits pieds,
ceux des enfants.
Une maison,
des horloges,
des escaliers,
des fenêtres.
Puis, un énorme oiseau est apparu,
quand je me suis concentrée sur les ailes, j'ai réalisé que c'était l'aile d'une énorme mouette, bougeant très fort, comme si elle luttait contre le vent.
Les ailes ont commencé à disparaître, et pour une raison inexplicable, j'ai bougé ma main droite devant mes yeux.
Avec une étonnement total, j'ai pu voir ma main droite.
J'ai vu son énergie.
J'ai ensuite levé ma main gauche, et la même chose s'est produite, et peu de temps après, j'ai réalisé que j'étais entrée dans une nouvelle dimension.
J'étais extatique.
Et j'ai commencé à marcher à l'intérieur du labyrinthe.
J'ai décidé de passer d'une section à une autre avec mes mains et mes doigts, essayant de comprendre quelle quantité de cette énergie je pouvais voir et comment elle s’adaptait au monde matériel extérieur.
Je devais comprendre où se trouvaient les nouvelles extrémités,
et où elles se terminaient.

Les tests étaient étonnants.
J'ai été rassurée d’avoir acquis une nouvelle vision périphérique dans l'obscurité.
Je me suis dirigée vers la partie centrale du labyrinthe appelée le "crochet", j'ai pris ma longue vis, mon deuxième outil, et j'ai sculpté, sur trois briques distinctes :

DON’T
LOOK
BACK


Jour 22

"Une prière pour les libres dans l'âme, gardés en cage."
Tennessee Williams, Stairs to the Roof

Liberté


Jour 23

"Je veux dire : qu’est-ce que c’est qu’une femme ? Je vous assure que je ne le sais pas. Je ne crois pas que vous le sachiez. Je ne crois pas que quiconque puisse le savoir avant de s’être exprimée à travers tous les arts et tous les métiers du genre humain."
Virginia Woolf, La mort du papillon de nuit et autres essais (1942) «Professions for Women»

Maintenant,
Ma poitrine est telle une boîte pharmaceutique prête à distiller les besoins essentiels de la vie.
C'est difficile à expliquer.
Je vais l’écrire,
Je le sais,
parce que chaque mot pèse désormais comme une pierre.
Mais, ô mère,
comment puis-je vous remercier ?
J'ai écrit à mon père l'autre jour
il n'y a pas de mots
je crois,
qui peuvent exprimer la gratitude
que je ressens,
pour m’avoir donné la vie.
Je comprends pleinement la signification de ces deux mots.
Plus je vis ma vie simplement, en pleine conscience, plus je suis équilibrée, envers moi-même et envers ceux qui m'entourent.

Je l'ai fait !
J'ai disparu.
J'ai atteint la hauteur de 1,79 mètre, après environ 192 heures de travail, avec environ 5000 briques posées, et des années d'expérience de vie.

Maintenant, la fin est proche.
Dédié à :
Yougoslavie 91’
Lorca
Et aux magnifiques créatures qui nous donnent la vie.


Jour 24

Aujourd'hui est le 8 mars, le dernier jour de construction du Labyrinthe.
Je n'ai jamais construit une maison.
Je sais maintenant que je veux construire ma propre maison.
Je comprends pourquoi les gens pleurent lorsque leurs maisons sont détruites. C'est difficile à expliquer, mais il y a une voix caverneuse à l'intérieur qui hurle.
J'ai travaillé de 12 à 14 heures et j'ai atteint une hauteur d'environ 1,79 mètre.
J'ai compté 34 couches de briques posées au cours des quatre semaines.
J'ai dû demander aux techniciens de construire un marchepied en bois pour que je puisse continuer à travailler.
À 14 heures, j'ai permis aux visiteurs d'entrer, un par un, et de passer autant de temps qu'ils le souhaitaient à l'intérieur, avec moi.
Je voulais qu'ils décident ce qu'ils voulaient faire.
Je voulais leur confier la responsabilité de leur propre liberté.
Pour la première fois, un autre être humain est entré dans mon espace.
Ma corporalité a changé, je me suis sentie beaucoup plus alerte en présence de l'autre.
Dès leur entrée, j'ai réalisé que je pouvais entendre l'écho de leurs pas dans l'espace.
L'ambiance sonore était magique.
Les pas me révélaient le type de personne que j'allais rencontrer.
Dès qu'ils se sont approchés,
j'ai ressenti leur énergie,
leur odeur et leur incertitude.
Mais chacun d'entre eux est passé assez rapidement près de moi et s'est dirigé respectueusement vers le centre du Labyrinthe, le "crochet".
Ensuite, personne n'est resté longtemps.
Ils sont tous ressortis.
Parfois, en marchant, je les bousculais et sentais comment ils tenaient leurs téléphones, en train de faire des vidéos.
Quel monde étrange.
Nous avons oublié le désir de regarder l'autre dans les yeux.
Une seule personne est restée, je l’ai touchée sans le savoir, et j'ai eu peur.
J'ai pris ses mains et j'ai senti à quel point elle était incertaine de ce qu'elle devait faire.
J'ai pensé que c'était un excellent endroit pour être avec un étranger.
C'est exactement ça, c'est étrange.
Et ainsi soit-il.

À 18h30, j'ai demandé au responsable de la sécurité de laisser entrer la dernière personne, puis de fermer l'entrée du Labyrinthe aux visiteurs.
De la manière la plus magique qui soit, Lenny s'est retrouvé dans la file d'attente et a été le dernier à entrer.
Je l'ai emmené au centre du crochet, j'ai pris ses mains dans les miennes, et nous avons sculpté dans les briques.
J'ai appris à écrire en turc, "Rêve d'ange".
Chaque fois que j'étais fatiguée de sculpter, il prenait mes mains et m'aidait à graver dans la brique.

Ensuite, il m'a raccompagnée, nous nous sommes assis ensemble près de l'entrée du Labyrinthe lorsque Serge Le Borgne est entré pour me dire qu'il était temps.
C'est alors
que j'ai enlevé le bandeau de mes yeux.
J'ai vu pour la première fois la pièce avec les visiteurs.
J'ai regardé Lenny et Serge.
Ce que j'ai ressenti est indescriptible.
D’abord immobile.
J'ai ensuite commencé à collecter toutes les bouteilles en verre
qui étaient restées à l'intérieur.
Je ne pouvais pas croire ce que j'allais faire.
Mais ma tâche était inévitable.
C'était la première fois que les visiteurs voyaient mes yeux et mon visage.

Pour la toute dernière fois
je suis retournée dans le crochet
pour passer un peu de temps seule,
quand j'ai levé les yeux
et vu les trois mots gravés depuis l'autre jour,
DON’T LOOK BACK.
J'ai alors su, plus que jamais, que c'était la bonne chose à faire.

Là, à cet instant,
j'ai placé tout le poids de mon corps sur le bord du mur,
et les briques ont commencé à tomber,
loin de moi.
La chute des briques ressemblait à une peinture en mouvement.
Ce qui m'a surprise, c'est que cette image
était une image,
que je n'avais presque jamais vue auparavant.
Des heures de travail.
Pour cet instant.
Les briques tombant loin de moi.
C'était la chose la plus exaltante que j'aie vue depuis longtemps.

Une nouvelle perspective visuelle,
qui renfermait la source de nombreuses histoires.
Je souhaitais tellement pouvoir revenir le lendemain.
La pièce n'était pas encore prête à se terminer.
Pendant toute la destruction du Labyrinthe,
j'ai réalisé qu'une toute nouvelle performance était en train d’émerger.
Chaque chute ouvrait une nouvelle histoire avec laquelle j'aurais pu passer des heures.

C'est à ce moment-là que j'ai décidé que chaque brique devait être touchée, mais cette fois en détruisant.
Pendant mes dernières heures, tout à coup
j'ai entendu jouer une chanson de ma jeunesse,
et j'ai alors réalisé que c'était la fin de la performance,
mais un nouveau commencement
dans ma vie.